C’est une usine perdue dans la banlieue de Kaboul. Je l’avais découverte en suivant un écrivain, Nadia Bletry, qui y allait quotidiennement pour faire de longues interviews des ouvriers, des récits de vie. Comment l’avait elle trouvée, elle, je ne sais pas. Cette usine avait été fondée par les Russes une trentaine d’années auparavant, pour assurer la maintenance de quelques milliers de camions offerts à l’Aghanistan. Organisation à la soviétique, trois unités de trois cent ouvriers chacune. Une époque que les ouvriers survivants évoquaient avec nostalgie. Ils étaient considérés, alors. Par la suite, l’usine a été pillée par des moudjaidins, puis par les talibans, puis elle a été en partie détruite par un bombardement américain. Dans l’unité où nous étions il ne restait plus que 27 ouvriers et gardes, presque pas payés, ne travaillant plus trop non plus, venant chaque jour pourtant, dans les ruines d’un rêve ancien qu’ils tentaient de faire survivre. Ils étaient contents de nous rencontrer, que l’on puisse parler d’eux. Il nous accueillaient gentiment, nous faisaient partager leur soupe. J’ai fait des portraits de chacun d’eux en noir et blanc, au moyen format, à l’ancienne. Nous avons quitté l’Afghanistan peu de temps après, nos chemins se sont décroisés. Nadia a terminé les récits de vie et j’ai oublié les photos dans une caisse. Comme si cette fatalité d’une disparition annoncée m’avait emporté moi aussi. Je ne me souviens plus de leurs prénoms, mais je suis resté marqué par ces rencontres, imprégné par la densité de ces hommes. J’aimerais pouvoir revenir à Kaboul, un jour, donner ces photos à chacun, leur dire que d’autres, ailleurs dans le monde, les ont vus.